Sadisme chirurgical, Eros contre Thanatos

- Réflexion sur la chirurgie, dans le cadre du projet « An Infinite Love »

 

par Barbara Polla

Le nécessaire sadisme
Dans son excellent article intitulé Un sadisme nécessaire chez le soignant ?, le psychanalyste Thomas Lepoutre ne fait pas référence aux chirurgiens. Et pourtant, le « nécessaire sadisme » duquel parle Thomas Lepoutre est constamment à l’œuvre en chirurgie, et d’ailleurs les chirurgiens sont concernés au premier chef dans le projet « An Infinite Love ».

Il semble indispensable d’aimer couper, ouvrir, pénétrer, mettre les mains à l’intérieur du corps, réellement ou virtuellement, extirper et retirer des organes malades, réparer, recoudre. Un chirurgien qui n’aimerait pas pénétrer le corps de l’autre ne saurait être le meilleur chirurgien possible. Le plaisir – amoureux et « sadique » – est un pendant indispensable à la difficulté de la tâche des chirurgiens. De ce plaisir, de ces émotions incroyables que vivent les apprentis chirurgiens – le plaisir à amputer par exemple – personne n’en parle, personne ne l’élabore, on laisse les apprentis seuls face à eux-mêmes et leurs émotions. Notre projet vise à changer la donne et à introduire la parole pour que les chirurgiens et futurs chirurgiens puissent exprimer ces émotions et les vivre de ce fait de manière plus sereine.

Éros et Thanatos
La vie et la mort – l’ « éros et thanatos » des grecs et des philosophes – sont constamment en jeu dans toutes les existences : des cellules aux organismes, des plantes aux planètes, des virus aux êtres humains. La confrontation entre la vie, entre l’énergie érotique généralement considérée comme lumineuse, et la mort et ses énergies représentées comme sombres, est en réalité plus un parallélisme, voire une interdépendance, qu’une confrontation. Ce dialogue fondamental de l’existence est l’une des sources essentielle de l’art, et plus particulièrement du théâtre.

La salle d’opération, à ce titre, se présente d’une certaine manière comme une «scène». Une scène performative, au sein de laquelle l’art du chirurgien sera ressenti avant que d’être analysé, un art qui est mis en scène, joué, rythmé, ponctué par différents « actes », comme au théâtre. Une scène ritualisée dans laquelle chaque « artiste », chaque acteur a un rôle préétabli. Le médecin et philosophe suisse Pierre Corbaz a abondamment étudié les parallélismes entre le rituel strict de la mise à mort du taureau (en tauromachie) et les rituels de ce que l’on pourrait appeler la « mise à vie » de la relation médecin-malade.

En salle d’opération, le chirurgien se concentre sur les gestes « érotiques ». Il a devant lui son patient, auquel il va donner tout son art, toute son attention, toutes ses connaissances et compétences, pour l’ « opérer » de son mieux. Aux côtés du chirurgien, toute la hiérarchie des assistant.e.s mène le ballet ritualisé qui va insuffler au chirurgien le courage dont il a besoin et une représentation immédiate de l’action qui se joue. Aux côtés du chirurgien, innommée, invisible mais puissamment présente, qui l’observe par dessus son épaule, il y a la mort, comme au théâtre. La mort qui surveille, attend le geste qui pourrait être fatal. Thanatos veille. Le chirurgien le sait. Alors, ce qui se joue à chaque fois en salle d’opération, c’est aussi l’amour contre la mort. L’amour, l’éros, le sexe. L’éros est le meilleur porteur de la résistance contre la mort. L’éros et l’art, selon Malraux, Deleuze ou encore Quignard, qui écrit : « Les artistes sont les meurtriers de la mort. » Les chirurgiens aussi. La salle d’opération de veut la scène quotidienne d’un combat artistique, théâtral, performatif, mis en scène, émotionnel, d’une représentation glorieuse de la vie contre la mort, quand bien même nous savons tous que l’une ne va pas sans l’autre.

L’énergie érotique dont toute opération est chargée crée un besoin immédiat d’expression – ou d’exutoire. La salle d’opération n’est pas une arène et le public n’est pas là pour soutenir l’énergie de vie qui anime l’opérateur. On n’apprend pas aux chirurgiens à déclarer leur amour de la vie en même temps qu’ils chaussent leurs sabots, à réciter des vers grandioses en ajustant leurs masques, à endosser un habit de lumière, à exprimer de quelque manière que ce soit leurs folles émotions devant les gestes qu’ils vont accomplir. Ces émotions alors s’expriment d’une manière désormais considérée comme inadéquate, choquante, inacceptable, voir « pénalisante » : commentaires « vulgaires », « salaces », plaisanteries sexuelles… Ces commentaires ne sont pourtant qu’une manière, fruste certes mais terriblement « vivante », d’ériger éros contre thanatos, l’un des problèmes de leur perception, et non des moindres, étant qu’ils sont encore quasi systématiquement proférés par des hommes et qui plus est, en présence de femmes considérées comme hiérarchiquement inférieures.

L’importance de la pénétration
Dimitris Dimitriadis, le plus grand homme de théâtre grec actuel, s’est beaucoup intéressé au concept de la pénétration, la pénétration dans l’écriture, dans la langue de l’autre (il est un éminent traducteur), et la pénétration sexuelle. La pénétration comme condition de toute forme d’art, de toute forme de pensée, comme condition de contact et de communication. «La pénétration, dit-il, est une nécessité car c’est seulement grâce à elle qu’on peut partir et échapper à l’apparent, au connu, à l’identifiable et à l’acquis. La pénétration permet d’entrer dans quelque chose qui résiste : l’effort de pénétration rencontre une opposition et l’abattre constitue un défi. Autrement dit, chaque mise en route vers l’écriture, vers l’achèvement d’une œuvre, est un mécanisme de pénétration progressive. Elle se produit dès le début, comme point de départ, comme intention, comme envie, disposition, besoin. C’est-à-dire que, lorsqu’on quitte la surface (je n’ai rien contre la surface, car la surface et le fond sont liés entre eux, il n’y a pas de fond sans surface et réciproquement), il faut alors se diriger vers ce que l’on ne voit pas encore, ce que l’on n’a pas encore atteint. Et moi, ce que je recherche, c’est l’approche et la conquête d’un point qui constitue le but de toute œuvre. Ilse peut que je parte d’un titre, ou d’un sujet, ou encore d’une amorce, d’un motif rebattu, quotidien (finalement rien n’est rebattu, ça dépend de la façon dont on l’approche, tout est utile et nécessaire). Mais ces points de départ ne sont que des points de départ. Ils ont besoin d’être utilisés, exploités, négociés et gérés. Tous ces mots sont contenus dans le mécanisme de la pénétration. Bien sûr, cela ne peut se passer sans violence. Et c’est une violence qu’on exerce et qui s’exerce sur nous. Autrement dit, qu’est-ce que la violence ? C’est nous-mêmes qui entrons ou essayons d’entrer dans un lieu qui n’est pas à nous ou qui ne nous le permet pas. Le lieu, la région, le pays, le contenu ou le contenant, qui attend quelque part. C’est un état d’attente, quelque chose nous attend, beaucoup de choses nous attendent et il faut trouver le courage, l’audace et d’autres moyens plus cachés pour activer ce mécanisme de la pénétration, qui n’est ni facile, ni offert. Ce qui nous attend ne nous attend pas les bras ouverts. Au contraire, c’est une attente qui exige tout de nous pour que se réalise la rencontre. La pénétration est très difficile, et c’est cette difficulté même qui constitue la raison d’être et la justification du mécanisme de pénétration. »

Dimitriadis parle bien de « rencontre », de « résistance », signifiant par là que même dans un domaine qui peut sembler abstrait, à savoir l’écriture, la pénétration ne sa fait pas seul. Il n’y a pas un sujet, l’écrivain, et un objet, l’écriture, mais une indispensable rencontre entre les deux. L’écriture elle-même répond à l’écrivain, elle lui résiste ou lui répond, et toujours lui suggère d’autres voies de pénétration et module, modifie, transforme l’écrivain et son écriture. En réalité, tous les mots que Dimitriadis utilise à propos de la pénétration en écriture, et les concepts qu’il développe, peuvent s’appliquer à la pénétration chirurgicale. On pourrait aussi bien dire que la pénétration chirurgicale permet d’entrer dans quelque chose qui résiste et que l’effort de pénétration rencontre une opposition et qu’aller à l’encontre de cette résistance constitue un défi. Autrement dit, chaque mise en route vers l’intervention, vers l’achèvement d’une opération, est un mécanisme de pénétration progressive. Certes, la pénétration est aussi un acte médical quotidien, ne serait-ce que la pénétration de l’intimité des patients. Mais la pénétration est plus centrale en chirurgie, en médecine d’urgence et en soins intensifs. Le fait que la patient soit anesthésié ne le réifie pas : le corps du patient est vivant et va répondre à sa manière individuelle et unique à l’intervention chirurgicale.

Dans une vision classique et historique de la sexualité hétérosexuelle, la pénétration est le fait de l’homme. Il me semble que nous avons peut-être se peut que je parte d’un titre, ou d’un sujet, ou encore d’une amorce, d’un motif rebattu, quotidien (finalement rien n’est rebattu, ça dépend de la façon dont on l’approche, tout est utile et nécessaire). Mais ces points de départ ne sont que des points de départ. Ils ont besoin d’être utilisés, exploités, négociés et gérés. Tous ces mots sont contenus dans le mécanisme de la pénétration. Bien sûr, cela ne peut se passer sans violence. Et c’est une violence qu’on exerce et qui s’exerce sur nous. Autrement dit, qu’est-ce que la violence ? C’est nous-mêmes qui entrons ou essayons d’entrer dans un lieu qui n’est pas à nous ou qui ne nous le permet pas. Le lieu, la région, le pays, le contenu ou le contenant, qui attend quelque part. C’est un état d’attente, quelque chose nous attend, beaucoup de choses nous attendent et il faut trouver le courage, l’audace et d’autres moyens plus cachés pour activer ce mécanisme de la pénétration, qui n’est ni facile, ni offert. Ce qui nous attend ne nous attend pas les bras ouverts. Au contraire, c’est une attente qui exige tout de nous pour que se réalise la rencontre. La pénétration est très difficile, et c’est cette difficulté même qui constitue la raison d’être et la justification du mécanisme de pénétration. »

L’amour et l’amour de l’art
Dans l’immense majorité des relations d’amour, celui qui aime, qui donne de l’amour, demande de l’amour en retour. Le chirurgien, pour des raisons qui restent à explorer, ne semble pas vraiment demander d’amour en retour de ses actes qui supposent pourtant l’amour de l’autre. En effet, le chirurgien semble donner tout ce qu’il a à donner pendant l’opération, puis, l’opération terminée, il s’en va. Il ne demande à celui à qui il a donné le meilleur de lui-même ni reconnaissance, ni remerciement, ni amour.

Il semble par ailleurs que les chirurgiens aient davantage conscience de leurs prouesses techniques que de l’amour qu’en réalité ils mettent toujours dans leur art. En contrepoint de leur duel constant contre la mort, il semble aussi que la reconnaissance qu’ils recherchent soit plus de l’ordre de l’héroïque, de la sur-puissance, d’une sorte de chefferie, que de l’amour : être considéré comme un héros ne veut pas dire être aimé.

En réalité, souvent les patients se plaignent : « Mais je n’ai pas revu “mon“ chirurgien. » Ils ont tort de se plaindre : ils ont reçu un amour fou, l’amour de leur corps, l’amour de leur vie, de quelqu’un qui ne leur demande rien en échange. Certes les chirurgiens sont payés pour leur travail mais ce n’est pas là l’essentiel. Les chirurgiens semblent demander la reconnaissance à d’autres qu’à celui à qui ils ont donné le meilleur d’eux- mêmes. Il n’y a de la part du chirurgien aucune velléité d’appartenance du patient traité.

Parler d’amour et de plaisir avec les chirurgiens, de l’amour qu’ils mettent à soigner l’autre, du plaisir infini qu’ils ont à effectuer leurs gestes, de la ritualisation de leurs performances, ne rencontre à l’heure actuelle guère d’écho. Et pourtant, dans leur jeu constant de la vie contre la mort, les « opérateurs » choisissent toujours l’éros. Ils choisissent de « réparer les vivants ».

Il reste à évaluer quelles seront les meilleures manières d’aborder, en cours de formation chirurgicale, les questions évoquées ci-dessus, questions qui, dès lors qu’elles seront posées, devraient « humaniser » les chirurgiens. Humaniser de plusieurs manières : plus humains car réalisant à quel point ils sont constamment dans l’éros, dans l’amour, dans la vie ; plus humains aussi car plus proches de leurs propres sentiments et leurs émotions, ils pourraient alors quitter sans regret leur piédestal de héros, héros de type « patriarcal » voire d’ordre divin, pour devenir et incarner simplement ce qu’ils sont vraiment, des artistes, des créateurs, des acteurs. Plus humains encore, parce que le partage, en cours de « performance chirurgicale », des émotions ressenties par tous les acteurs présents – à défaut des spectateurs – enrichirait de manière spectaculaire la scène du théâtre des opérations.